La Suggestopédie : au-delà de l'Univers Gothique

© Lonny Gold, 2000

Une question fondamentale se pose : le rôle d'un système scolaire est-il de donner le parfum d'un passé révolu ou d'anticiper un avenir que personne ne connaît ? Devrait-il reproduire fidèlement ce qui existe déjà, comme camp de préparation aux dures réalités du monde extérieur, ou plutôt, constituer une oasis où réinventer la vie et acquérir les moyens de mettre en application des idées audacieuses ?

La vision que, chacun, nous avons de la vie provient de l'image que nous avons de nous-mêmes. Et cette « image de soi » est déterminée par le pouvoir qu'on a pu exercer, dans le passé, sur le cours des événements marquants de notre vie. Par exemple, un bébé que ses parents laissent pleurer tout seul dans sa chambre obscure sans intervenir, jusqu'à ce qu'il s'endorme par épuisement, aura une appréciation de l'impact qu'il peut avoir sur son environnement différente de celle d'un bébé que ses parents, dans un esprit de partage et de consensus, viennent prendre tout de suite dans les bras pour l'accompagner dans son processus d'endormissement.

De même, un élève, dont la remarque pertinente a pu influencer la suite du cours, voire même modifier les activités qui y sont attachées, reçoit un message, relatif à la place qu'il occupe dans l'univers, différent de celui d'un autre élève dont la remarque est ignorée ou critiquée parce que « on a un programme à suivre et tu ne nous fais vraiment pas gagner du temps ! ».

La salle de classe traditionnelle – par sa disposition physique et par le caractère des échanges qui y ont généralement lieu – correspond d'assez près à une vision gothique de l'univers.

Le Modèle Gothique

Rappelons-nous que l'architecture gothique avait comme but d'aspirer vers le haut, d'impressionner par son côté majestueux, de laisser les fidèles bouche bée, et d'émerveiller les adorateurs de Dieu dont la puissance était symbolisée par la taille et le poids de l'édifice. Tout, dans ces Maisons de Dieu, était fait pour nous suggérer que, par rapport à l'ordre céleste, on n'était que peu de choses.

La salle de classe traditionnelle semble s'inspirer de ce modèle. Le pupitre du professeur – souvent surélevé – a la même fonction que la chaire du prédicateur, obligeant les élèves à porter leur attention sur une autorité centrale réputée détenir la Connaissance et la Parole. La communication est à sens unique : tout le monde regarde le professeur, et le professeur ordonne. Les élèves sont censés réceptionner ces informations quel que soit l'état dans lequel elles sont livrées, et le professeur considère, lui, que dès le moment qu'il a traité un sujet, il incombe aux élèves de le savoir.

Dans ce modèle, le professeur escompte une transformation (c'est-à-dire l'acquisition des connaissances par ses élèves) de l'ordre de la révélation divine – la transmission étant censée s'opérer en l'absence d'intervention inopportune de sa part. Ne se considérant par comme psychologue, il ne s'estime pas compétent pour repérer le style d'apprentissage individuel de chaque élève, déceler les dominances perceptuelles de chacun avec ce que cela implique dans l'assimilation des connaissances, identifier les intelligences les plus développées, et adapter son enseignement pour y correspondre.

Et pourtant, c'est justement de cela qu'a besoin l'élève : être vu et reconnu pour ce qu'il est, faire reconnaître les particularités de son fonctionnement, découvrir comment en tirer un maximum de profit. Il a besoin que sa forme d'intelligence soit identifiée ; Il a aussi besoin d'apprendre comment transformer les enseignements qu'il reçoit en quelque chose qui corresponde à sa logique à lui. En clair, il a besoin d'apprendre à apprendre.

Un enseignant qui ne connaît pas les caractéristiques des différentes mémoires (notamment à court terme et à long terme) ainsi que la différence des procédés qui donnent accès à l'une ou à l'autre, est obligé d'espérer un miracle – la sorte de miracle qui se produit chaque fois qu'un enfant se met à marcher ou à construire des phrases pour la première fois.

Mais il y a une différence fondamentale entre apprendre à parler ou à marcher d'une part, et apprendre une leçon en classe d'autre part : l'espèce humaine est génétiquement programmée pour marcher et parler – sa survie en dépend ! – tandis qu'être enfermé dans une salle, contraint de rester sans bouger pendant des heures entières, en faisant de son mieux pour assimiler des informations que quelqu'un d'autre trouve importantes, est d'un tout autre ordre. Dans le premier cas, l'enfant est porté par la réalité qui est déjà programmée en lui ; dans le deuxième, l'élève se trouve face à un intermédiaire qui lui donne sa version de la réalité – qui est souvent en contradiction avec ce que l'élève ressent lui-même.

Dans ce cas de figure, il n'y a que la volonté de l'élève qui peut lui permettre de s'en sortir... Mais, entendons nous bien : la volonté est toujours l'arme ultime dont nous disposons pour accomplir les tâches que nous n'avons pas envie de faire ; c'est notre dernier recours – une procédure d'urgence qui ne peut durer qu'un certain temps. Personne ne fait appel à la volonté pour partir en vacances, manger un repas délicieux ou voir un film captivant. L'inconscient enregistre immédiatement l'invocation de cette procédure d'urgence et accorde une période de sursis avant que nous assistions au retour de bâton : ennui et lassitude, fermeture, rejet et peut- être même agressivité.

Plus souvent que le contraire, le miracle escompté (que les choses finiront par se faire « naturellement ») ne se produit pas. Et pourtant, c'est justement de miracles dont les élèves ont besoin. Mais il y a miracle et miracle. Le miracle gothique (style révélation divine) nous parvient de l'extérieur et il convient donc de l'attendre avec patience.

Mais il y a aussi le miracle orchestré, où tout l'environnement est conçu pour que chaque tâche soit un défi stimulant et faisable qui induit « fluidité » (flow state) chez les apprenants, où les élèves s'inspirent les uns les autres par la créativité qu'ils partagent et où ils s'étonnent constamment de la découverte de leurs propres capacités.

C'est un miracle pour lequel l'enseignant a tout mis en place, ayant apporté tous les ingrédients nécessaires ; c'est un miracle que le professeur fait très attention de ne pas étouffer parce que, dès qu'il se manifeste, il perd le contrôle et s'écarte pour ne pas être une entrave à son accomplissement ; c'est un miracle dont il n'a aucune envie d'être propriétaire et qu'il ne récupérera jamais pour son compte puisque ce miracle est d'une telle pureté et d'une telle puissance que le fait d'avoir été son catalyseur invisible est déjà suffisamment valorisant.

Une démarche à rebours

Si un professeur veut enseigner les maths à Marie-Pierre, il a besoin de s'y connaître en maths, mais il a surtout besoin de s'y connaître en Marie-Pierre. Il a besoin de savoir si Marie- Pierre est une « visuelle », qui saura retrouver instantanément les informations pertinentes quel que soit l'ordre dans lequel elle les a apprises, une « auditive », pour qui l'ordre chronologique est d'une importance primordiale, ou une « kinesthésique », pour qui rien n'est compréhensible si ce n'est pas en relation avec autre chose. Il a besoin de savoir quelle « sous-personnalité » de Marie-Pierre est activée face à un problème de maths – est-ce qu'elle se voit en cancre, en victime, en scientifique dépassionné, en détective, en justicier ou en génie – puisque c'est de son image de soi que découleront son comportement et son acuité. Le professeur a aussi besoin de connaître son style d'apprentissage : est-ce une élève qui commence les choses par le début, le milieu ou la fin ? Qui capte l'essentiel, l'anecdotique ou l'inattendu ? Qui progresse de façon homogène, par étapes prévisibles, ou qui semble stagner entre flashs intuitifs ? Qui prospère dans une ambiance structurée, sérieuse et sereine ou s'épanouit plutôt dans la créativité du chaos bruyant, mouvementé, sans doute avec lumières tamisées, et, si possible, en grignotant quelque chose ?

Les pédagogies nouvelles

C'est justement ici que la Suggestopédie – en concert avec d'autres démarches innovatrices – entre en scène pour annoncer la fin du monopole gothique et l'arrivée d'une Renaissance où, comme l'avait proclamé Protagore 2000 ans plus tôt, l'Homme est la mesure de toute chose. Les questions-clés en Suggestopédie sont donc :

Le cerveau humain

Nous savons qu'à chaque instant de notre vie notre cerveau emmagasine, à notre insu, un nombre de données de « faible intensité » infiniment supérieur à celui des perceptions conscientes. Ces derniers nous parviennent à des cadences fulgurantes et bien supérieures à nos capacités de raisonner sciemment. Nos attitudes profondes – ainsi que l'image que nous avons de nous-mêmes – sont conditionnées par ces perceptions « non spécifiques ». La pédagogie classique qui présente une réalité simplifiée, demandant au cerveau de ne se concentrer que sur telle ou telle chose et lui ordonnant de négliger ce qui n'est pas prévu au programme, oblige le cerveau à fonctionner contre nature – une nature prévue pour favoriser la survie en captant tout.

La pédagogie qui en découle

C'est pour cela, qu'en situation pédagogique, les « micro messages » que captera inconsciemment l'élève conditionneront son attitude et donc le degré de sa réussite. Ces « micro messages » constituent le plan non-verbal de la communication et représentent 38% de ce qui sera retenu ; ils concernent, entre autres, les gestes de l'enseignant, les intonations de sa voix, sa chaleur, sa sensibilité, son habillement, sa ponctualité, et le plaisir – ou le manque de plaisir – qu'il semble éprouver à être parmi ses élèves et à exercer son métier. La maîtrise par un professeur du plan non-verbal de la communication sera déterminante: bien utilisé, l'élève s'ouvrira et deviendra disponible, réceptif, détendu et confiant ; mal utilisé, le résultat sera fermeture, tension, blocage et braquage.

Le véritable rôle de l'enseignant

En clair, un enseignant est l'architecte d'un environnement où les élèves sont perpétuellement sollicités à prendre des risques dans un lieu de sécurité absolue, où ils ne seront jamais critiqués – et encore moins, ridiculisés – pour avoir fait une erreur, mais plutôt félicités pour avoir tenté quelque chose de nouveau.

Une animation efficace

Le style d'animation et les procédés d'un cours suggestopédiques sont passionnants, ludiques et variés : changement d'activité toutes les 5 à 7 minutes comportant des jeux, des chansons, des sketches, des concours, des créations artistiques, des blagues et des jeux de rôle – le tout à une cadence fulgurante dans un enchaînement inattendu, taillé sur mesure selon l'évolution du groupe. Mais ce qui étaye la partie émergée, décrite ci-dessus, est une structure invisible mais omniprésente.

Les éléments invisibles de cette animation

Chaque activité doit être dotée d'un contenu affectif positif – puisque le système limbique du cerveau (le siège des émotions) capte plus vite et se remémore plus rapidement que le néo-cortex. Donc, tout enseignement qui se veut efficace devrait faire appel non seulement à la rationalité cognitive de l'élève, mais aussi à son affectivité, à sa sensibilité esthétique, à son sens artistique et à son intuition. Ainsi, la Suggestopédie fait appel à la globalité de la personne et non pas à son seul intellect.

Selon un deuxième principe de base, toute activité doit être conçue pour faire appel, simultanément, à la mémoire court terme et à la mémoire long terme. Sachant, d'une part, que les stimuli forts seront perçus de façon directe – et atterriront ainsi dans la mémoire court terme – et, d'autre part, que les stimuli faibles seront perçus de façon indirecte – et atterriront ainsi dans la mémoire à long terme – il incombe à tout enseignant de préparer chaque activité de sorte que les élèves soient concentrés sur l'essentiel pendant certaines phases de l'apprentissage et attirés par le non-essentiel – avec l'essentiel présent dans un arrière-fond de l'environnement – dans d'autres phases. C'est ainsi que rien n'est presque jamais oublié en Suggestopédie puisqu'au moment où la mémoire court terme commence à perdre des données, la mémoire à long terme prend le relais.